Articles avec #liberation tag

Publié le 9 Mars 2022

Faux-cul de casserole


Pourtant pourfendeur d’Amazon, une bouilloire à l’agonie nous contraint à l’achat en ligne. Pourquoi avoir succombé à cet achat alors qu’il suffisait de faire chauffer l’eau dans notre vieille casserole en aluminium ?

par Jacky Durand
Libération publié le 27 février 2022 à 9h25

La bouffe, c’est aussi l’art de cultiver nos propres paradoxes. Ça fait quinze jours que l’on est sur une île où la récup tient de la nécessité et de l’art de vivre. Ainsi, on n’est pas peu fier d’avoir exhumé de l’oubli un bonne vieille casserole en aluminium martelée de la marque Unis France. L’ancêtre a fière allure avec son couvercle de 20 centimètres. Elle a dû en voir passer des frichtis du siècle dernier. Désormais, on a d’yeux que pour elle quand on cuit les pâtes et les patates pour un régiment.


Eloge de la lenteur frugale

On l’astique et on la bichonne d’autant que l’on est admiratif de son histoire. Elle vient de la manufacture métallurgique de Tournus (Saône-et-Loire), fondée en 1910. Comme l’a racontée une ancienne enseignante de la ville dans un documentaire, le vignoble bourguignon était à l’époque en pleine crise à cause du phylloxéra et il s’agissait de créer des emplois en produisant des objets en aluminium. Durant la Première Guerre mondiale, la «Manu», comme on l’appelait, produit les boîtes à fricot des poilus. A son apogée, l’usine compte plus de 700 salariés. A la suite de rachats successifs, la Manufacture métallurgique de Tournus va devenir Téfal en 1986 et Tournus Equipement.

Et voilà t’y pas que l’on prend en grippe la bouilloire électrique qui n’en finit pas d’agoniser (faux contacts, bec verseur tordu…) après des hectolitres de café soluble. Il faut la remplacer. Ailleurs que dans notre bout du monde, on aurait poussé la porte de la quincaillerie ou du Darty du coin. Ici, il faut attendre un prochain retour sur la terre ferme. Ben non, on est pressé alors que, paradoxalement, tout ici, entre le ciel, la mer et le maquis sauvage vous invite à prendre votre temps, suggère l’éloge d’une lenteur frugale.


Complexité du temps présent

Commander une bouilloire par Amazon ? Non, mais vous n’y pensez pas ? Ben si, nous le pourfendeur du géant de la vente en ligne, on s’y résigne. Mais en bon faux-cul, on passe par le compte d’un tiers. Deux jours plus tard, la rutilante bouilloire électrique débarque dans le délicieux petit bureau de poste de l’île. On la déballe, enthousiaste, et on la pose sur le plan de travail de la cuisine, juste à côté de notre vénérable casserole.

Et soudain, on se sent piteux : pourquoi avoir acheté cette bouilloire alors qu’il suffisait de faire chauffer l’eau pour notre jus de caserne dans notre casserole de la «Manu» ? Il y a des jours comme ça où l’on passe à côté d’une évidence, aveuglé par nos ambiguïtés face à la complexité du temps présent.

Voir les commentaires

Publié le 6 Mars 2022

Comme sur une île… ou l’art de magnifier ce que l’on a…
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » A.Lavoisier  -- de Jacky Durand -- Libération
لا يضيع شيء ، ولا يتم إنشاء شيء ، ويتحول كل شيء


Malgré la législation fournie et de nombreuses initiatives citoyennes, ce phénomène persiste en France. 
Il y a les mots gravés dans le marbre législatif mais surtout l’action inlassable des acteurs de la bataille contre la pauvreté et la précarité qui contribuent largement à lutter contre le passage aux ordures de denrées périssables.
Un exemple : depuis plus de trente-six ans, les Banques Alimentaires ont pour mot d’ordre la lutte contre le gaspillage alimentaire. Ainsi, 67% des approvisionnements proviennent de produits sauvés de la poubelle : outre la grande distribution, l’industrie agroalimentaire et les producteurs agricoles participent en donnant des articles présentant des défauts d’emballage ou d’étiquetage, des fruits et légumes mal calibrés ou des surplus.
Les restaurateurs ne sont pas en reste : la Tablée des chefs a d’abord vu le jour au Québec au début des années 2000 puis a migré en France en 2013 fort d’un constat accablant : lors des pince-fesses avec buffets garnis, 10% des canapés au saumon, petits fours et autres pizzas portions finissent à la poubelle. Elle s’est fixé deux objectifs : nourrir et éduquer. Concrètement, cela se traduit par la facilitation du don alimentaire par les entreprises, les professionnels de l’hôtellerie-restauration, lors d’événements où l’on guinche et où l’on mange. La Tablée des chefs réalise également des programmes d’enseignement culinaire et de sensibilisation à une alimentation saine, dans des collèges en réseau d’éducation prioritaire et des maisons d’enfants à caractère social.
Les chef⋅fe⋅s de demain sont mis à contribution puisque du 14 au 25 mars, 50 écoles de cuisine et lycées hôteliers cuisineront plus de 10 000 repas.
Allez, encore une belle initiative pour la route : depuis le premier confinement, des agriculteurs du Nord viennent vendre leurs pommes de terre en direct en banlieue parisienne. Cela a permis d’écouler les tonnes de tubercules qui ne trouvaient plus preneurs quand les restaurants et les cantines étaient fermés. A 6 euros le filet de 15 kilos, c’est la démonstration que les circuits courts peuvent satisfaire consommateurs et producteurs en luttant contre le gaspillage.

On pourrait ainsi multiplier l’évocation sur le sujet de centaines de projets, programmes, applications antigaspis pour mieux gérer son frigo. Mais reste une évidence incontournable : aujourd’hui, on estime que 17% de la production alimentaire mondiale est gaspillée (11% chez les consommateurs, 5% dans les services de restauration et 2% chez les détaillants). En France, sur l’ensemble de la chaîne de production, 10 millions de tonnes d’aliments sont jetées par an. Chacun de nous balance environ 50 kg de nourriture sur une année lors des repas à la maison, au restaurant ou à la cantine, soit l’équivalent d’une centaine de repas. Les lois sont évidemment nécessaires mais elles ne peuvent être efficaces que si le consommateur fait sa propre révolution dans ses cabas et devant ses fourneaux. Et c’est en regardant par le petit bout de la lorgnette que l’on constate que ce n’est pas si compliqué de lutter conte le gaspillage alimentaire.


A l’heure où l’on écrit ces lignes, nous voilà depuis une dizaine de jours sur une île à 15 kilomètres de la terre ferme. Une centaine d’habitants l’hiver et une épicerie ouverte trois heures, quatre jours par semaine, qui s’oriente de plus en plus vers la vente en vrac et le bio, sans emballage inutile. On y trouve le nécessaire, le gourmand mais sans opulence sachant que les prix sont majorés par le coup du transport maritime. Le jeudi, les habitué⋅e⋅s du marché de la côte prennent le bateau pour aller s’y ravitailler. Donc, il y a de quoi bouffer et même de gueuletonner à condition de s’organiser pour remplir la cambuse et organiser ses menus en recyclant jour après jour ses restes.
Mais le plus important est en soi : la possibilité d’une île vous oblige à booster votre logiciel antigaspi : ici, on ne jette pas l’eau de trempage des Lingots du Nord, on s’en sert pour arroser le petit carré d’herbes aromatiques sur la restanque. Car l’eau est d’autant plus rare qu’il a très peu plu cet hiver. On l’utilise pour les tâches ménagères (bicarbonate de soude et vinaigre blanc) et la toilette baptisée «la douche du légionnaire», soit 1,5 litre d’eau dans le lavabo. Quant au reste des haricots cuits, il passe dans la soupe du soir avec un fond de pot de pesto pour improviser un minestrone.
Si on vous cause fayots, c’est que l’on mesure plus que jamais ici l’évidence de l’association légumineuses (protéines végétales) et céréales (riz, boulgour, pâtes…) bonne pour la carcasse et la planète. Sans pour autant renoncer au filet mignon ramené de la côte avec les olives à la grecque, les câpres et les tomates séchées qui feront une délicieuse salade avec les reliquats de céréales.

Dans ce bout du monde, la confection du pain rythme les aubes. Sans doute que l’amateurisme du nôtre ferait se retourner le célèbre boulanger Lionel Poilâne (1945-2002) dans sa tombe, mais sa pâte sert à tout : pizzas, fougasses, chaussons garnis de restes de légumes, de viande… Et il est impensable de jeter le moindre quignon rassis que l’on grille au petit-déjeuner et sur lequel on étale, selon l’humeur, une lichette de beurre ou cet or levantin qu’est le zaatar (épice libanaise) avec un peu d’huile d’olive. Sur cette île où la terre est parcimonieuse (la moindre épluchure fait compost), sur la roche aussi dure que dorée, où le vent est pugnace, la lutte contre le gaspillage alimentaire est d’autant plus indispensable que l’on peut difficilement viser l’autonomie en cultivant ses propres légumes. Ce que n’empêche pas de tenter des expériences où là encore il est question de recyclage : on va ainsi essayer de faire pousser des haricots en semant leurs grains dans les tubes en cartons des rouleaux de PQ plantés dans la terre pour faciliter leur enracinement dans le sol. En attendant, on guette la pousse de l’ail triquètre sauvage qui fera un pesto d’enfer.

 

Voir les commentaires

Publié le 21 Février 2022

Gastronomie

Comme un poisson dans l’aube

 
Tu mitonnes !
Jacky Durand
Libération du 17 février 2022

Illustration de Emmanuel Pierrot
 

Chaque jeudi, réveil des papilles et passage en cuisine. Aujourd’hui, on se lève de bonne heure et au bout du monde pour faire le pain et mariner la bonite.
Longtemps, on s’est couché tard et levé au plein midi. Vie de bouclage et d’après-bouclage. Maquette papier et tournées de houblon. Près d’un quart de siècle. A cette époque, on n’avait que faire du silence. Souvent on le méprisait. Au mieux, on l’ignorait en arpentant autour de minuit «la vis» de l’ancien parking de la rue Béranger, qui était devenu le siège parisien de Libération en 1987.
Et puis un jour, le silence nous a rattrapés dans un immense besoin de solitude et au début, sans s’en rendre compte, on s’est mis à se lever tôt. Il faut dire que la fréquentation de plus en plus assidue de nos petits bouts du monde nous a grandement aidés. Tôt comment, vous allez dire ? Forcément dans la nuit. Où ? Partout. A Paname sur le coup des trois heures du matin lors du premier confinement où l’on sirotait le mug de café soluble au-dessus des toits de Paris avant d’aller se planter au beau milieu du boulevard Beaumarchais, désert des Tartares urbains d’où l’on entrevoyait le feu follet des ambulances. Puis on s’en retournait dans notre perchoir près de la Bastoche en attendant le premier chant du merle au bout de la nuit. Mais en dépit du cri de l’oiseau, là encore on était dans la quiétude car notre silence à nous, c’est celui où les hommes se taisent.
On le savoure dans l’épaisseur des forêts vosgiennes, entre l’humus et le grès, non loin d’un étang serti dans une tourbière avec pour tout abri une maisonnette de bois où l’on rêve de raviver la braise de l’antique cuisinière avec un rondin de sapin en pleine nuit. Mais plus que tout, on aime le silence d’une île en Méditerranée. Là-bas, à une quinzaine de kilomètres de la côte où les lumières de la ville font une guirlande vacillante. Ici, point de lampadaires ou de voitures pour déchirer la fin de la nuit. Seuls le mistral et le ressac de la mer soliloquent, métronomes de la nature, ignorant superbement l’homme. Le silence de la montagne vous enveloppe. Celui de l’île vous laisse entendre que vous êtes à poil, qu’il faut se démerder tout seul. La tentation peut être grande de s’en remettre à l’addiction à la 4G des réseaux sociaux (eh oui, elle est arrivée…) ou des boissons enivrantes. Ou les deux à la fois. On sort sur la restanque pour aspirer une première bouffée d’air qui vous laisse les lèvres salées en envoyant un baiser à la lune pleine.
C’est l’instant de la naissance du pain. La farine, la levure, le sel, l’eau tiède. Pétrir encore et encore alors que monte ce parfum unique de la pâte qui rappelle celui des corps après l’amour. On la couvre délicatement avec un torchon de cuisine. Aura-t-elle commencé à lever quand surgiront les prémices de l’aube ? On met à tremper les petits haricots blancs qui feront le repas de midi. Une cuisson aussi dépouillée que sincère : une gousse d’ail et un brin de romarin du maquis avec au final, quelques grains de gros sel et un filet d’or d’huile d’olive. Uber et Deliveroo peuvent aller se faire foutre. On mangera bien meilleur à midi. Midi, façon de parler car on n’a pas d’horaires sur une île si ce n’est ceux du bateau qui rallie la côte. Tout à l’heure, on le verra poindre au loin, petite coque blanche dans les flots.
Un peu avant 7 heures, l’aube pointe, accentuant la colère de la mer qui gémit son écume blanche. A l’est, le ciel s’orange lentement, strié de délicats traits de nuages que l’on dirait dessinés à la plume. Nos songes nous emmènent vers le Levant, le cul de la Méditerranée, quelque part entre Tyr (Liban) et Fethiye (Turquie). On songe à un petit matin de thé noir et fort, après une cuite mémorable au raki, sur le pont d’Istanbul enjambant la Corne d’Or.
On divise la pâte à pain en deux pâtons que l’on voile à nouveau avec le torchon. Puis on monte sur la corniche. Dans le petit jour, on distingue les crassulas en fleurs et le jaune palissant des mimosas. Les pas crissent sur la terre avant de s’enfoncer sur un sentier incertain entre les rochers et de grosses racines. On songe aux mots de Henry David Thoreau dans Walden (1) : «Alors que je marche le long de la rive rocailleuse de l’étang, en bras de chemise bien que le temps soit frais, nuageux et venteux, et qu’autour de moi rien n’attire particulièrement ma vue, tous les éléments m’apparaissent extraordinairement familiers.»
Le vent s’époumone dans le maquis en pente. Et soudain, la mer et le ciel nous crachent leur aube en plein visage en un camaïeu de bleus qui vont de la teinte métallique des flots en d’infinies nuances de bleus pastel du ciel. Il faut encore enjamber les mamelons de la roche fauve et ferrugineuse de l’île pour atteindre notre ultime bout du monde, une crique jonchée de bois flottés où les eaux claires sont tapissées de minuscules bigorneaux. Les cormorans nous offrent un élégant ballet face à un bateau de guerre qui n’en finit pas de rouiller. Une brume légère caresse la côte et ses crêtes sombres. En arrière-plan, comme un mirage, on aperçoit une cime enneigée. Pour rien au monde, on échangerait ce bout du monde.
La lune tient encore tête au jour quand on enfourne notre pain. Il a été aussi paresseux à lever que l’on est piètre mitron. Mais il fera tout de même un petit-déjeuner acceptable avec l’ensorcelant miel corse offert par l’ami Nordine. Plus tard, dans la matinée, on frappe à la porte pour nous tendre deux belles bonites. En dépit de conseils experts, on est aussi maladroit qu’au fournil quand il s’agit de lever les filets carmin de ce poisson cousin du thon. Qu’importe, on étale sa belle chair dans un plat à four. Un jet copieux de sauce soja, un autre d’huile d’olive, le jus d’un citron vert, un pouce de gingembre, trois gousses d’ail émincées, une branchette de romarin. Le tout marine une grosse heure avant d’être enfourné à 180 degrés. La durée de la cuisson est affaire de goût. Mais vérifiez-la régulièrement au bout de dix minutes car le poisson doit rester tendre et ne pas sécher. Servez avec du riz, des pommes de terre vapeur. Vous pouvez évidemment varier cette marinade et l’appliquer à d’autres poissons.
Chaque jeudi, réveil des papilles et passage en cuisine. Aujourd’hui, on se lève de bonne heure et au bout du monde pour faire le pain et mariner la bonite.

Voir les commentaires

Publié le 25 Décembre 2021

Tu mitonnes


L’appel de l’orange quand on la pèle

Chaque jeudi, réveil des papilles et passage en cuisine. Aujourd’hui, on part à la recherche d’une île d’or avec une recette de confiture d’oranges amères

par Jacky Durand et GIF Emmanuel Pierrot
publié le 23 décembre 2021

Gamin, on aime bien t’imaginer faisant le clown dans notre bout du monde. A renifler l’écorce de l’eucalyptus, à te gaver de baies d’arbouses qu’on dirait des fraises en hiver, à traquer les oranges amères (la bigarade), les douces et le citron dans les jardins d’hiver, délicieuses friches à songes. On sait que tu as construit des châteaux de bois flotté dans la crique des moines, non loin d’un vaisseau de pierre désormais muré où vécut un énigmatique ermite céleste au milieu de ses livres anciens.

Gamin, on ne te dira jamais que l’enfance est le plus bel âge. Certes, c’est le terreau de tous les rêves mais c’est aussi l’humus de tous les cauchemars qui ne vous lâchent plus jusqu’à la grande faucheuse. Un droit fondamental manque aux gosses : celui d’éclater la gueule aux adultes qui leur font du mal.

Allez, gamin, on va la jouer un peu plus réconfortant, comme la pierre fauve du Levant tiédie au soleil de midi avant d’aller se régaler avec le carpaccio de la bonite que ton daron vient de ramener du port et avec les autres zakouski qu’il a glanés dans le maquis. Tu vois, môme, on va juste radoter un peu : c’est à ton âge qu’on a appris qu’on était jamais seul au milieu des forêts, des hautes herbes et des cours d’eau. Ce sont les hommes qui fabriquent leur propre solitude quand ils ne regardent plus le monde qui les entoure, quand ils ne vibrent plus au couchant sur la crique de la galère, à la mélodie du ressac qui te sale les lèvres.


Cet arbre est resté gravé dans notre rétine

Un jour, gamin, on était en reportage dans le haut de l’arc jurassien pour raconter l’histoire des sangliers. Non pas les animaux, mais les artisans qui fabriquent la fine lanière d’épicéa (33 mm de largeur sur 2 à 5 mm d’épaisseur) qui tourne autour du mont d’or, le fromage qui est produit le long de la frontière suisse, à 700 mètres d’altitude, entre la source du Doubs et le saut du Doubs. Le sanglier travaille dans la foulée des bûcherons quand l’épicéa vient d’être abattu. Des arbres de 150 ans qui mesurent près de 40 mètres de haut et qui peuvent fournir chacun 500 mètres de sangles prélevées dans le liber, la partie de l’arbre située entre l’écorce et le bois dur. «C’est là que circule la sève», nous avait expliqué un bûcheron aux traits burinés par une «vie au grand air». Il était pas peu fier de nous dire «qu’il approchait les 80 et qu’il venait tous les jours au bois depuis l’âge de 14 ans». Il avait ri quand on lui avait demandé «s’il ne sentait pas un peu seul» dans cette montagne glacée : «Je suis jamais seul, j’ai mes arbres», qu’il nous avait répondu.

Parfois, pour nous aussi, un arbre a été notre compagnon dans la solitude des hommes et de la ville. On s’est souvent adossé à son tronc quand résonnait le chant du muezzin après le coucher du soleil. Au début, on pensait que c’était un oranger doux. Mais à la dégustation, on a compris qu’il s’agissait d’un bigaradier dont on fit une diabolique confiture. Tu sais gamin, cet arbre est resté gravé dans notre rétine pour toujours tout comme le parfum de ses fleurs dans notre tarin, qui couvrait parfois dans le silence de la nuit, les remugles de la guerre et de la dictature.

Toi, le petit trappeur vosgien que l’on a suivi dans sa forêt secrète, vient de découvrir notre ermitage sublime. Là pour rien au monde, on ne voudrait manquer l’appel de l’aube quand il pointe au Levant. Il vient de loin ce soleil rasant qui orange ce caillou surgi des entrailles de la mer. Il vient d’Asie, d’Orient, cet astre qui suit tous les bonheurs et les malheurs de l’humanité. Pour toi, il éclaire ce matin, les jaunes, les bleus, les rouges, les oranges des fleurs, des baies et des fruits. Il lustre l’écorce de l’eucalyptus dont on fait brûler les feuilles dans notre perchoir parigot pour se donner l’illusion du sud. Ce paysage abrupt, désert, bigarré est pour nous le plus beau des arbres de Noël.


La confiture de bigarade

Pour fêter l’orange amère dont la pleine saison se déroule de décembre à février, on vous a déniché une recette de «confiture de bigarade» dans l’excellent Petit Traité savant des agrumes, oranges, citrons de Menton et d’ailleurs (1) d’Henri Joannet qui explique : «Il y a autant de confitures qu’il y a de cuisinières (et de cuisiniers) qui mélangent, aromatisent, épicent. Voici celle de l’ami Tony de Nice qui utilise les ingrédients suivants : un kilo d’oranges amères ; une orange douce du pays ; un citron de Menton ; 850 g de sucre cristal ; un sachet du commerce à base de pectine de fruits.»

Lavez, brossez soigneusement les oranges amères. Coupez-les en morceaux de 1 à 2 cm de côté en prenant soin d’éliminer les pépins.

Pelez l’orange douce sans entamer la peau blanche interne et enlevez celle-ci. Coupez également pulpe et zestes en petits morceaux.

Mettez le tout dans une casserole, ajoutez le jus de citron pressé, puis versez une petite quantité d’eau de façon que les fruits affleurent.

Laissez reposer pendant douze heures (l’idéal est de commencer les opérations en soirée pour reprendre la suite le lendemain matin).

Le deuxième jour, faites cuire le tout à feu vif pendant trente minutes après les premiers frissons. Laissez de nouveau reposer pendant vingt-quatre heures.

Le troisième jour, pesez le mélange fruits et eau (tenez compte de la tare !). Pesez la même quantité de sucre (ou 80 % seulement). Remettez à cuire en ajoutant le sucre peu à peu pour bien le faire dissoudre, puis à feu un peu plus vif.

Faites cuire pendant une heure et demie environ, sans cesser de remuer à la cuillère. Au cours du dernier quart d’heure, ajoutez le sachet de pectine. La marmelade devrait rester blonde et transparente. Mettez en pots.

Selon les préférences, mettez un bâton de vanille ou de la cannelle lors de la dernière cuisson.
(1) Equinoxe (2018^), 19 euros.


 

Voir les commentaires