LA MURÈNE DU BATEAU IVRE 1/2

Publié le 31 Octobre 2021

LA MURÈNE DU BATEAU IVRE
« (…) Les yeux mi-clos, Rimbaud scrute l’or des rochers et le vert du maquis de l’île qui se rapprochent doucement tel un mirage posé sur l’onde bleue.(…) »
une chronique de Jacky Durand
Avec la complicité iconographique de Emmanuel Pierrot

« Chaque jeudi, réveil des papilles et passage en cuisine. Aujourd’hui, 20 000 mets sous les mers avec un poisson aussi monstrueux que fascinant et une recette de mulet sauce chermoula à la marocaine.

Rimbaud vient de prendre ses quartiers d’hiver dans le Sud. Avec Jimi, son chien-loup tchèque, il a quitté le pays d’Ardennes en s’accrochant à des trains de fret. Au mieux planqués sous des bâches. Ils ont eu froid, ont pris la flotte, redouté d’être découverts dans les gares de triage. Mais Rimbaud, toujours en manque de voyage, s’est enivré du vacarme et de la tempête de grand air de cette odyssée entre friches industrielles et nœuds ferroviaires. Il a serré très fort Jimi dans l’obscurité d’interminables tunnels. Il lui a dit qu’ils étaient des hobos, ces voyageurs clandestins des trains américains qu’il a découverts en lisant la Route de Jack London. Des copains lui aussi ont aussi raconté l’histoire des roads dogs, des mecs sillonnant l’Europe en passant les frontières clandestinement, à bord de trains de marchandise et dont la devise est «In the zone, under the radar and off the grid».

Rimbaud a attendu le bateau en dormant tout son saoul, sur la plage, la tête sur son vieux sac à dos Karrimor violet contenant tous ses biens du moment : un gros savon de Marseille, un sac de couchage, un paquet de riz, un tube de concentré de tomate, un autre d’harissa, un petit sac de sel, une bouteille d’huile d’olive, une gourde, son couteau de pêche, une boîte de Doliprane, des croquettes pour le chien au cas où il ne trouve pas de quoi becqueter dans la nature, quelques fringues, une serviette en nid d’abeille. Il a planqué ses sous dans sa ceinture portefeuille. Il a de quoi payer la traversée mais guère plus. Le grognement menaçant de Jimi l’a réveillé. En face de lui à bonne distance à cause du chien-loup tchèque, des cow-boys de la police municipale lui ont aboyé que les chiens étaient interdits de plage. Rimbaud s’en fout, c’est l’heure du bateau. Pour un peu, il remercierait ces condés d’opérette de l’avoir tiré de son profond sommeil.

Jimi a les deux pattes avant posées sur l’extrémité de la proue de la vedette. Il ressemble à un loup au sommet d’une crête. Fier et solitaire. Il se gave d’air marin, le museau vers le ciel et le poitrail gonflé. Les matelots ont beau goûter moyennement sa présence sur le bateau, le capitaine biche à la barre avec une telle figure de proue. Les yeux mi-clos, Rimbaud scrute l’or des rochers et le vert du maquis de l’île qui se rapprochent doucement tel un mirage posé sur l’onde bleue. Il n’aime l’eau qu’ici, loin des pluies froides du nord qui détrempent sa carcasse à longueur d’année. Rimbaud a l’impression d’avoir toujours vécu mouillé depuis son K-way de la cour de récré jusqu’à sa veste de combat M-43 sur le pavé glacé de la rue piétonne, les jours maigres de manche. Il s’allonge sur un banc du bateau pour contempler les manchons de ouate blanche des nuages qui s’étirent dans l’azur immobile.

Il est si serein qu’il ne voit pas venir l’accostage dans le port minuscule. Jimi trépigne de joie sur le pont avant de foncer sur la terre ferme et de japper comme un chiot en folie à la vue des chats roux ensauvagés qui prennent le soleil sur le toit de la capitainerie. Une main le salue depuis une terrasse. D’ici demain, tout le monde saura qu’il est là. Ici, il n’est pas le punk à chien mais simplement Jimi et son chien. On viendra lui demander un coup de main sur un chantier, remonter un mur de pierres sèches, restaurer une restanque ou une citerne d’eau de pluie, débroussailler un bout de jardin. Il aura quelques billets pour se nourrir, lui et Jimi, et aussi pour se prendre une mine les jours de grand vent.

Il est arrivé au bout de la corniche, là où il faut descendre un raidillon aux pierres incertaines qui embaume encore les herbes et les bois chauds de l’été. Jimi ouvre le chemin qu’il semble connaître depuis mille ans. Arrivé sur la terrasse, il se retourne vers Rimbaud qui ploie sous le poids de son sac à dos dans les derniers mètres de la descente avant de le poser enfin dans un long souffle de contentement. Le couchant orange la longue carcasse de la maison ouverte à tous les vents. Il n’y a personne mais on la dirait encore habitée. Du linge sèche pour l’éternité sous un filet de camouflage qui a dû protéger du soleil. Une sono abandonnée, une table encombrée de bouteilles, des vinyles en miettes témoignent des afters d’août. On a beaucoup graffé sur les murs. S’ils pouvaient parler, ils raconteraient l’histoire d’un ermite céleste qui longtemps habita frugalement ce vaisseau de béton au crépis d’ocre avec pour principale nourriture une bibliothèque cafie d’érudition. Les squatteurs qui lui ont succédé sont plus fugaces. Rimbaud sait qu’il aura la paix cet hiver quand il pose son sac à dos contre le vieux canapé défoncé installé sur une mezzanine. Il récupère sa nasse et sa boîte à pêche qu’il avait planquées l’hiver dernier dans le fouillis d’un cagibi.

C’est une pulsion plus forte que la fatigue causée par leur inconfortable voyage : il faut que Rimbaud et Jimi descendent jusqu’à la crique où les rochers fauves encore tièdes plongent dans une anse de bout du monde, couleur aigue-marine. L’homme et l’animal se mettent à l’eau sans hâte. Ils nagent côte à côte entre chien et loup. Jimi plante ses yeux dans ceux de Rimbaud comme s’il voulait lui dire «On est heureux hein ?» Il tient dans sa gueule la corde de la nasse tandis que Rimbaud scrute les fonds entre sable et rochers recouverts de leur chevelure d’algues pour trouver un lieu idoine pour poser sa nasse. Il fait quelques brasses, sort la tête de l’eau et ordonne : «Jimi lâche la corde maintenant.» La nasse dans laquelle il a placé du pain dur s’enfonce doucement dans les profondeurs. 

à suivre

En exclusivité, la nasse de Rimbaud (Photo F.C.)
 

 

 

 
 

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