LA MURÈNE DU BATEAU IVRE 2/2
Publié le 31 Octobre 2021
Après une nuit à contempler la voie lactée qui semble si proche dans ce haut lieu de solitude, sans éclairage public, ils vont relever leur piège. Jimi tire sur la corde avec précaution. Sans impatience. Il savoure la résistance de l’eau qui autorise tous les espoirs sur la présence ou non de poisson dans la nasse. La bête apparaît soudainement au fond du piège, aussi monstrueuse que fascinante : la murène à liseré jaune, long serpent à la peau d’or et de brun qui se tord frénétiquement en s’enroulant dans les mailles du filet. Elle pointe sa gueule cauchemardesque aux deux mâchoires terrifiantes (des plongeurs y ont laissé des bouts de doigts) qui engloutit les petits poissons, comme en témoigne les restes de l’un d’entre eux au fond de la nasse. Même Jimi recule à la vue de ce serpent de mer dont les Romains étaient si friands qu’ils les engraissaient dans des viviers d’eau marine. On rapporte que les plus cruels les nourrissaient en leur jetant leurs esclaves et leurs ennemis.
Rimbaud a beaucoup bataillé avec la murène avant d’en faire des darnes à la chair nacrée. Il les a mises à mariner avec de l’huile d’olive, du citron, de l’ail et du romarin sauvage. Il les pose sur les braises douces d’un feu d’arbousier. Lui et le chien hument les parfums, les goûts de la mer, du maquis qui montent jusqu’à leurs naseaux. Rimbaud ferme les yeux en écoutant le murmure du ressac. Lui reviennent des vers du Bateau ivre :
«Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.»
On ne vous souhaite pas de batailler avec une murène. Mais la préparation de Rimbaud (marinade puis cuisson au barbecue, à la plancha et au four) vaut pour d’autres poissons comme le congre et la dorade. »
Jacky Durand