1952 dans LE MONDE : la fin de l'île du Levant

Publié le 12 Décembre 2019

LA FIN DE L’ÎLE DU LEVANT

LE MONDE du 11 juin 1952

ROBERT COIPLET


   Quand on arrive de la mer en vue de l'île du Levant on voit se détacher sur la crête de l'île - qui se présente comme une longue arête rocheuse - une sorte de cube blanc tout neuf, d'un étage, et sur le côté de ce cube quelque chose qui ressemble à des échelles posées de biais. C'est le centre, la partie sacrée, de la base navale qui est en train de transformer l'île. Il n'est pas caché : une simple jumelle de tourisme permet d'en dénombrer les détails.
   Sans connaissances militaires on comprend que ces échelles sont des rampes de lancement analogues aux rampes allemandes dont les journaux illustrés ont publié en leur temps des photographies.
   J'ai dit ici il y a deux ans que l'île du Levant était un paradis qui allait disparaître. J'avoue que je ne pensais pas aux raisons militaires. L'île du Levant, qui était abandonnée depuis de longues années, avait été découverte en 1931 par les naturistes groupés autour des docteurs Durville.
  Je m'excuse de le répéter, mais personne n'est tenu de se souvenir d'un article vieux de deux ans.
  Les émotions qui datent de cette découverte sont bien finies. J'ai entendu René Lenormand, l'auteur du Simoun, dire que l'île abordée dans la lumière de l'aube lui rappelait des îles du Pacifique. Le maquis l'avait complètement envahie et masquait tous les jours un peu plus les ruines des maisons abandonnées par les hommes. L'île du Levant aura été pendant quinze ans l'unique lieu de France avec la Camargue où il était possible d'être seul.
  Quinze ans, c'est beaucoup ; l'erreur est d'avoir cru que cela durerait toujours. Ces quinze années n'étaient qu'une période de la durée de l'île.
  Avant elles, il y avait eu des hommes puisqu'il y avait des ruines et des traces de routes dont on trouvait encore les pierres dispersées sous les sentiers du maquis. Les hommes sont revenus en uniforme.
  Il en résulte plusieurs conséquences.
  L'île est perdue pour ce que le naturisme représente quand il est sincère. Il ne l'est pas toujours. Depuis quelques années il se dégradait, et la plupart de ceux qui viennent dans l'île en juillet et en août n'y sont attirés que parce que c'est le seul endroit de France - et l'on dit même d'Europe - où il est permis de ne porter qu'un cache-sexe de la taille de celui de certains sauvages. On y arrive presque du Groenland rien que pour cette raison.
  Si bien qu'on se pose une question.
  Comment conciliera-t-on cette affluence internationale et le caractère de plus en plus militaire que l'île va prendre ?
  Les bons esprits - il y en a encore - sont désolés. Le bonheur est chose morale. Ce qu'on demandait à l'île était moral. On pouvait pendant des heures marcher sans rencontrer personne dans un sentier du maquis, plus âpre que beau, ou d'une beauté qui était un secret jalousement conservé.
  On marchait entouré de la mer et du ciel. Même si l'on n'y allait pas on savait qu'on pouvait y aller. La perte de la liberté est de savoir qu'on ne pourra plus la prendre. On sait aujourd'hui qu'on ne le peut plus. Il m'est arrivé de m'engager sur la route qui passait devant l'étrange petit cimetière de l'île, habité d'une demi-douzaine de tombes et de la croix de bois d'un soldat allemand enterré | là pendant la guerre. L'an dernier c'était encore un chemin de sable et de rocher bordé de pins parasols que l'on connaissait tous comme des amis. C'est maintenant une route goudronnée qui conduit
à la base d'essais, et les pins se dressent tristement sur les bas côtés débroussaillés de leurs cistes et de leurs bruyères. Je suis revenu à mi-chemin pour ne pas rencontrer des camions auprès desquels des hommes se livraient à je ne sais quel travail de réfection de la route ou de déchargement.


  Les habitants ont signé presque tous une pétition demandant qu'on les protège contre les risques d'incendie causés par les essais d'engins téléguidés (je ne crois pas que ce soit le plus à craindre) et que la base soit transportée ailleurs.
   D'autres disent que ces expériences, si vraiment elles exigent le secret, auraient dû se faire loin de toute présence, à plus forte raison de celle de touristes, dans le centre de la France ou dans le Sud algérien. Les anciens habitués de l'île se sont associés à cette pétition, qui a été envoyée à la préfecture maritime de Toulon et aux parlementaires du département. Certains de ceux-ci l'ont d'ailleurs publiée dans leur journal local. Les seuls habitants qui n'aient pas signé sont des marchands de vin chez qui les marins achèvent la journée.
   Il est à craindre qu'il ne soit trop tard. M. André Billy a sauvé la région de Fontainebleau où l'on voulait installer une école de chars, mais il n'avait pas attendu que l'école fût créée. La base de l'île du Levant est en place ; tout le monde peut voir les rampes de lancement, pour ainsi dire les mesurer ; on agrandit le port ; si l'on croyait tout ce qu'on entend il faudrait supposer que l'île sera devenue avant longtemps une place forte.
   Mais comment gardera-t-on le secret d'expériences qui se font au vu de tout le monde ? Les jours d'essais une moitié de l'île est interdite, mais les coups de départ, le vrombissement des engins, leur parcours, tout peut être suivi à la jumelle, photographié, filmé avec les téléobjectifs qui sont d'usage courant, aussi bien de l'île que des hauteurs voisines de Port-Cros. Est-ce que les îles d'Hyères vont disparaître de la carte du tourisme ? Ce serait logique.

   L'an dernier une grande partie de la clientèle étrangère était anglaise. Cette année elle est surtout allemande. Une agence de publicité qui porte un nom officieux demandait dans le courant de mai vingt-cinq chambres pour des Autrichiens qui étaient attendus dans les premiers jours de juin. Il arrive que les essais réussissent ou qu'ils ratent. Quand ils réussissent leurs expérimentateurs sont contents. Ils fêtent cette réussite. Il arrive aussi qu'en une soirée il se dépense autant d'argent dans un bar qu'un naturiste modeste en laisserait en un mois à l'hôtel. Le choix des hôteliers se
comprend. Mais quand on est animé par le contentement de soi on parle.
   Où est le secret militaire ?

ROBERT COIPLET

Archives Le Monde

Rédigé par HODIE

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