1950 dans LE MONDE : Un paradis qui disparaît...
Publié le 28 Novembre 2019
UN PARADIS QUI DISPARAÎT
L'ILE DU LEVANT
ROBERT COIPLET dans LE MONDE du 23.08.1950
À Hyères, quand vous annoncez votre départ pour un prochain bateau, on vous répond: " Ah! vous allez dans les îles? ", et presque toujours on ajoute : " Vous y serez tranquille. "
Sans doute on veut dire que là vous échapperez à tout ce que la Côte comporte de plaisirs fabriqués à seule fin de ne pas laisser le client en face de lui-même et de la tentation de reprendre le train. Mais il y a autre chose dans les mots les îles. À 10 kilomètres du continent elles possèdent l'attrait des terres ignorées.
On pourrait compter la presqu'île de Giens dans les îles d'Hyères. Il suffirait d'ouvrir au passage de la mer la bande de sable étroite qui commence à l'ancienne Olbia romaine. Du village de Giens on mesure la précarité de cette grève qui rattache l'île aux pentes de Costebelle et du mont des Oiseaux. Les falaises d'Escampobariou, où Conrad a situé l'action du Frère de la côte, sont aussi belles que les hautes falaises de
Porquerolles. Conrad n'est jamais venu à Giens, paraît-il. Le pèlerinage littéraire y serait sans objet.
On s'arrête peu à Giens. On a tort.
Porquerolles attire les touristes, que les bicyclettes, les cars, les automobiles, amènent jusqu'à l'embarcadère, d'où l'île se voit aussi facile à atteindre que pouvait l'être de Paris Charenton à l'époque des bateaux-mouches. Porquerolles est proche du continent et ne parvient pas à s'en libérer.
Port-Cros est déjà plus indépendante. Depuis les deux amants du vicomte Melchior de Vogüé, Port-Cros garde un badigeon littéraire. On l'entretient soigneusement. Jean d'Agrève, avec Amitié amoureuse, contentait encore les femmes sentimentales avant Lady Chatterley, avant la Garçonne, pour être plus exact.
Toutes ces îles sont belles quand on les voit du haut du mont des Oiseaux, à l'heure où le soleil du soir les détache comme des barques d'or posées sur le bleu confondu du ciel et de la mer. Les îles d'or. Pendant soixante ans Porquerolles et Port-Cros suffirent à les composer. Une troisième existait bien à l'est : île du Titan ou du Levant. Elle appartenait à la marine et servait de cible aux tirs de la flotte. On prétend encore que c'est à la suite des incendies que ces tirs allumaient qu'elle est aujourd'hui à peu près uniquement couverte de maquis. Mais d'autres assurent qu'au temps où elle était encore hors du monde les marchands de bois ne I'ignoraient pas et qu'ils l'ont saignée à blanc. Où est la vérité ?
L'île du Levant était si bien considérée comme inabordable, qu'Ardouin- Dumazet, dans son Voyage en France, qui fut célèbre, en soixante volumes, la présente comme une arête rocheuse de 8 kilomètres de long, sur laquelle court une route stratégique. Il n'y était pas allé, ou s'était renseigné à Port-Cros, qui, semble-t-il, n'a jamais vu avec sympathie sa voisine. En 1926, dans l'Egarée sur la route, dont quelques scènes se passent à Port-Cros, Gaston Chérau place les propos d'un patron qui raconte comment il a porté des vivres à la douzaine d'habitants de l'île du Levant, coupés du continent par une longue période de gros temps. Quand ils virent sa barque ils accoururent sur la côte. Lui, alors, apeuré par leurs gestes, leur lança des pains sur lesquels ils se jetèrent. Autrement ils l'auraient sans doute mangé ?
Avec de l'exagération on ne peut mieux dire que l'île du Levant était hors
de la civilisation. Elle cesse de l'être maintenant un peu plus chaque année, à chaque flot de visiteurs indésirables. Il est temps peut-être de dire pourquoi elle était si belle.
Les colons de 1931
En 1926, quand le patron de Port-Cros considérait ses habitants comme des anthropophages, l'île du Levant touchait au moment de sa transformation. En 1931, les deux docteurs Durville, qui avaient acclimaté à Villennes-sur-Seine la pratique du naturisme, malgré beaucoup de moqueries et quelques violentes colères, obtinrent de la marine la concession de terrains autour d'un vieux fort, à l'extrémité de l'île qui est en face de Port-Cros. Ils tracèrent des chemins, vendirent par lots le terrain à leur clientèle naturiste, et un village commença de s'édifier. Ils le nommèrent Héliopolis,
comme ils avaient nommé le centre de Villennes, Physiopolis, c'est entendu. Mais sans eux rien n'eût été fait, on leur doit cette justice. Les premières années de cette colonisation de l'île du Levant furent remplies de joie. Peu de personnes étaient au courant du secret de cette régénération. Des ouvriers quittèrent la banlieue parisienne, où ils perdaient leur santé et leur dignité. D'autres vinrent d'Algérie, après avoir vendu le petit bien qu'ils y possédaient. Les tâches se partageaient. On ouvrait une route. On construisait les premières maisons. Une cantine était le foyer des colons, des mariages y naissaient.
Quand on s'en va aujourd'hui dans l'île, si elle est livrée à la solitude on comprend la pureté de ces premiers jours. C'est une terre redevenue intacte. La nature en a repris possession. Les arbousiers, les bruyères arborescentes, les pins, des eucalyptus, remplissent les ravins successifs qui descendent vers la mer de chaque côté de l'arête centrale. À partir de juin, le parfum qui émane des feuilles poisseuses des cistes se mêle à celui des pinèdes pour composer l'odeur de l'île qui vous accueille à chaque retour comme un choc. Tout être est porté à regretter les années de sa jeunesse.
C'est pourquoi les survivants de la première époque, quand ils l'évoquent, vous disent qu'on ne reverra jamais un temps comme celui-là. En effet on ne le reverra plus. Ils disent aussi: " Quand vous êtes partis, vous, les étrangers, vous ne savez pas ce que c'est pour nous de retrouver l'île comme nous l'aimons ! " Comment ne pas les comprendre ? Mais ensuite ils ouvrent un nouveau restaurant. Il fallait vivre, et l'argent qui le permet ne pouvait venir que de l'extérieur.
Faute d'eau, l'île est impropre à la culture. À grand'peine des colons ont taillé des terrasses dans le micaschiste ; ils l'ont broyé pour le transformer en terre. Au bout de deux, trois ans, cette terre devient bonne ; elle serait, dit-on, excellente pour la vigne. Les arbres fruitiers s'en accommodent comme ils peuvent, mais la sécheresse fait tomber les fruits ; même les feuilles des figuiers se dessèchent ; il n'y aura pas encore de figues. On lit bien dans les guides des phrases toutes faites : " Au moyen âge l'île était le grenier des moines de Lérins. " On se demande comment. Du début de mai quelquefois jusqu'à la fin septembre, il ne tombe pas une goutte d'eau. Il faut que le climat ait changé ou qu'il y ait eu des barrages dont on ne retrouve plus de traces. Les derniers essais de culture datent du Second Empire. Un comte de Pourtalès, qui était philanthrope, y fonda un pénitencier pour adolescents. On montre les endroits du maquis où poussèrent des vignes. La route passe sur la levée d'un étang qu'il serait possible de remettre en eau. Un jour, en 1866, les détenus mirent le feu au pénitencier. Les ruines, dorées par le soleil, sont maintenant la principale curiosité de l'île, avec celles du château du comte qui dominent la mer au sommet de terrasses que l'on devine encore dans une végétation de lianes enserrant les derniers palmiers.

Plus tard, on parle de deux Belges qui entreprirent des cultures que signalent des murs écroulés et un bassin de ciment à sec, autres buts de promenade. L'erreur des derniers colons fut de ne pas s'occuper d'abord de l'eau. Ils se sont faits presque tous hôteliers, mais ils n'ont que des citernes dont l'insuffisance s'accroît en même temps que les clients. Août est tragique.
Mort d'une idée
Cette clientèle fut au début composée surtout de naturistes, dont beaucoup sont végétariens et qui par conviction mènent une vie simple. Les excès n'étaient pas à craindre. Les docteurs Durville avaient obtenu de la municipalité d'Hyères, qui contrôle administrativement leur village, une tolérance de tenue très large. Gauguin, quand il vivait aux Marquises, avait adopté le paréo. C'est aussi leurs Marquises que les naturistes étaient venus chercher. Il en est qui s'y obstinent. Mais comme aux Marquises les blancs sont arrivés. Ils peuplent maintenant les hôtels.
Sans prétendre au prosélytisme, le naturisme ne s'accommode pas du pastis, des excès de table et des alcools variés. L'équivoque réputation du nudisme attire des visiteurs indésirables mais fournis d'argent. Ils chassent les autres. Périodiquement, un journaliste vient. Sur des ragots qu'il a recueillis, il fait un article. Le malheur veut que ce soit pour des journaux plus soucieux d'excitation que de vérité. Le malheur veut aussi que les habitants s'y prêtent et ensuite - ceux du moins qui se sentent liés à l'île - ils crient qu'on les déshonore. Ceux qui ne sont que des commerçants demandent qu'on recommence. La saison est si courte !
Septembre reviendra. Avec les premières pluies, les visiteurs équivoques regagneront Marseille, Paris, Londres, Bruxelles ou Amsterdam. On vient du Danemark et de Suède maintenant. Avec la pluie, les habitants retrouveront un peu de leur ancienne mentalité. Ils penseront à leurs jardins où les pois et les artichauts se cueillent aux jours où Paris est sous la neige. Il ne neige pas dans l'île, les flocons fondraient avant de toucher le sol. Mais le mistral souffle, et le vent d'est. La Méditerranée, mer sans franchise devient furieuse. L'île peut être coupée du continent pendant plusieurs jours, mais on ne risque plus d'être affamé comme au temps du patron de Port-Cros. Devant la flamme d'une souche de bruyère, car ils sont devenus frileux, les naturistes des temps primitifs penseront peut-être à ceux qui s'acharnent à revenir chaque année. On en verra au mois de mai, quand les cistes sont en fleur, au début de juin ; ensuite ce sera la vraie clientèle. Les naturistes en somme dépensent peu. La plupart vivent sous la tente. Ils cuisinent des repas élémentaires. Au risque de faire brûler le maquis. Ils seront de moins en moins nombreux, car ce sont eux maintenant qui sont pris de gêne de vivre à peu près nus devant des habitués de boites spéciales. Si les survivants de 1931 ont l'esprit philosophique, ils doivent penser que la civilisation triomphe toujours.
Robert Coiplet - Le Monde 23.08.1950
Source : Archives du Monde / Archives Municipales d'Hyères 3D20
à suivre : une réaction dans la revue de l'ADIL
puis d'autres articles de Robert Coiplet en juin 1952 et en octobre 1957