Eryximaque ou du Naturisme

Publié le 26 Juillet 2019

Le président du Salon d'Automne de Lyon, M. Paul Creyssel, député de la Loire, avocat, a écrit dernièrement en tête du catalogue de ce salon, un "dialogue sur le Naturisme' dans lequel il a rassemblé les impressions qu'il a rapportées de sa visite à l'île du Levant.

Nous sommes heureux de reproduire ces belles pages d'un écrivain et poète de talent.

Revue NATURISME n°234 du 15 décembre 1932

Éryximaque ; (médecin dont le nom signifie : celui qui combat le hoquet) fils d'Acoumène (médecin comme lui) : érudit et pédant, organisateur du tour d'éloges d'Éros dans Le Banquet de Platon

Asclépiade : Nom de plusieurs philosophe de l'époque de Platon

Asclépiade :  Me trompé-je Eryximaque ? Est-ce toi-même ou ton fantôme que j'aperçois sur ce rivage ? Homme disert en tous sujets, comme te voilà séparé des fumées et des brumes qui cachent le ciel aux regards de ta ville et pèsent sur son âmes ! As-tu pour toujours renoncé aux batailles très peu sanglantes du Tribunal et de la Pnyx ? Ne regrettes-tu pas ces assemblées où les belles attentives apprennent à parler des poètes et parfois à les lire ? Mais quoi ! L'accident d'un naufrage t'aurait-il je té malgré toi en ce royaume pur des cigales ? Ulysse touchant la terre des Phéaciens était moins nu que toi, sous sa tunique de feuillage ; quelques fils de laine tissés suffisent à ta stricte pudeur et tu n'empruntes rien des arbres, même pas leur ombre, si j'en juge sur la couleur presque éthiopienne de ta peau !

Eryximaque : Asclépiade, c'est moi. Les vents m'ont porté ici de mon gré. J'ai pour un temps renoncé à la rumeur et aux combats des hommes et si je me vêts seulement d'air et de rayons, c'est pour suivre, avec mon goût, l'usage de cette île.

Asclépiade : Quelle nation l'habite et la cultive ?

Eryximaque : Ceux qui l'habitent ne la cultivent pas. La charrue leur est inutile autant que les métiers à tisser. Semblables aux immortels, en attendant l'inéluctable ciseau de la Parque, ils coulent des jours oisifs. Mais alors que les Olympiens, mollement étendus sur un fil de nuages, se réjouissent de nectar, d'ambroisie, d'immobilité, le peuple naturiste, entre deux repas de racines, se grise de mouvements régiés. Si tu gravis cette éminence...

Asclépiade : Par delà ce temple ruiné ?

Eryximaque : Non, du côté où le soleil se lève. Si donc tu gagnes, par ce sentier de marbre, entre les cistes et les pins, le plateau d'Héliopolis, tu les verras s'accroupir et se lever trente fois ; puis, placés sur le dos, mouvoir leurs jambes comme des insectes embarrassés, courir sans but, saluer la haute mer, se prosterner vers la terre, sauter sur l'un et l'autre pied, s'agiter enfin de toutes manières, en cadence, le plus sérieusement du monde.

Asclépiade : Vénèrent-ils nos Dieux ?

Eryximaque : Leur dieu est le soleil. S'ils ne rôtissent pas la chair des bœufs, ils se rôtissent eux-mêmes, oints d'huiles et de graisses, tout le long du jour. Regarde cet éphèbe assis...

Asclépiade : Il contemple ses cuisses avec mélancolie.

Eryximaque : C'est qu'il les trouve encore trop crues et d'une blancheur dégoûtante. Mais cette vierge qui descend en entrant vers la mer peut aller fièrement parmi ses compagnes. Les dures caresses du dieu l'ont rendue toute pareille aux filles de la nuit.

Asclépiade : Quelle ferme allure ! Elle s'avance, farouche, comme un guerrier qui danserait nu la pyrrhique, plus comparable à Diane qu'à Cypris la timide. Ses seins dardés semblent peints plutôt que voilés par le fin tissu qui les signale et signale aussi des appâts plus secrets.

Eryximaque : Mais dis-moi, Asclépiade ..

Asclépiade : Quoi donc ?

Eryximaque : Ces étoffes aux plis nombreux dont s'enveloppent les athéniennes, sont-elles pour les garder du froid ou de nos regards trop brûlants ?

Asclépiade : Du froid l'hiver, mais en toutes saisons de nos regards.

Eryximaque : Craignent-elles de nous déplaire ou au contraire de nous plaire ?

Asclépiade :  L'un et l'autre, Eryximaque, presque également. Ce n'est pas qu'elles veulent dissimuler une taille trop lourde, une gorge chancelante, une peau rugueuse ou des rides qu'elles ne voient plus à force d'interroger leur miroir. Mails leur complaisance à se rassurer sur leurs propres charmes ne les abuse pas sur notre constance. Elles savent, ou devinent bien vite, que la durée de nos attachements, comme la force de nos désirs, prennent leur source moins dans la beauté toute simple et découverte que dans la longue attente d'une perfection imaginée, en partie dérobée, tendrement refusée.

Eryximaque : O, le plus subtil et le moins indulgent des hommes, tu décris comme il faut les artifices que Cypris inspire à ses filles. Mais tu sembles ne pas connaître ou tu négliges une sorte de sentiment, souvent feint, plus souvent naturel, qui se voit aussi bien chez les Barbares que chez les Grecques policées, que l'expérience et les raffinements de l'amour conduisent à dépouiller et à simuler tout ensemble. Je veux dire , Asclépiade, cette crainte de ce que le cœur souhaite, un recul involontaire devant les deux périls où déjà nous jettent les sens, une rougeur sans cause, et cette fuite haletante des nymphes et des cavales. Mais, plus savantes que les nymphes, les vierges se réfugient dans leurs tuniques.

Asclépiade : Parfait, Eryximaque, et j'admire cette pudeur qui refuse de prononcer le mot pudeur. Oui, je consens que la pudeur, comme la coquetterie, ait fait imaginer, puis garder l'usage du vêtement. On y peut trouver d'autres causes : jalousie des maris, prudence des mères, vergogne des vieillards dont la vigueur décline dans moment où leur patience les arendus maîtres des cités, vanité des riches qui peuvent plus facilement orner leurs habits que redresser leur corps, enfin l'intérêt vigilant des tisserands, plus occupés de vendre que de penser. Mais toutes ces causes secondes ne semblent guère mériter de retenir un philosophe, étant de nature accidentelle et sordide. Que le politique s'occupe de préserver les familles, de conserver l'autorité des vieillards et l'éclat des riches, de ménager la colère des marchands ! Sur cette île de lumière, devant la plaine liquide, seuls et nus comme aux premiers jours, dis-moi Eryximaque, homme pur, homme délié, dis-moi, et que tes propos en bel ordre plaisent à mon oreille autant qu'à ma raison, dis-moi...

Eryximaque : Quoi donc, enfin ?

Asclépiade : Dis-moi -- et contiens d'abord ton impatience si tu veux produire un discours médité -- dis-moi qui tu approuves, des naturistes ou des Athéniens ?

Eryximaque : Regarde, elle sort du bain. Son corps polis ruisselle de lumière et répond aussi à la brise qui la sèche et la parfume, sans obtenir d'elle un frisson. Elle se balance dans l'eau comme un jeune pin, elle s'unit à la terre comme une colonne bien faite et sa présence s'accorde à la forêt, à la colline, ainsi qu'un temple au promontoire qu'il anime.

Asclépiade : Quelle ardeur !

Eryximaque : Détrompes-toi, Asclépiade. La parfaite vierge qui va disparaître au tournant spécieux du sentier ne m'inspire aucun désir de me jeter à sa suite. Si j'entends un bon acteur chanter les vers d'Euripide, la qualité de la voix, la pertinence des mots, l'heureuse proportion des parties, le progrès réglé de l'action, tout conspire à calmer mon cœur et compenser pour ainsi dire les malheurs touchants d'Andromaque. Cette harmonie, née d'une foule d'accords, plutôt éprouvée que discernée, cette harmonie apaisante qui se dégage des belles œuvres, j'en ressens ici le bienfait,non parce que cette vierge est belle ou parait innocente, mais parce que rien ne la détache de la divine nature à laquelle l'unissent au contraire sa volonté, ses gestes, son hâle, sa nudité.

Asclépiade : Evohé pour la vertu, mais l'amour ?

Eryximaque : L'amour, Asclépiade, trouvera son moment. Il fondera son triomphe sur d'autres harmonies, non moins naturelles. Lui-même apparaîtra dépourvu d'artifices, terrible, et délicieusement nu, sans que l'annoncent ou l'évincent les fantômes décevants que notre faux art de vivre lui substitue tant de fois.

Asclépiade : Ne crains-tu pas, Eryximaque, si les mœurs de cette île s'étendaient à tous les humains, que l'empire de la tête finisse par céder à l'empire du corps ? Tous ces êtres, occupés de leurs membres, à peine voyons-nous leurs visages. Pensent-ils ? Je ne sais. Mais si apparaissait au milieu d'eux quelque Anaxagore boiteux, quelque Socrate bossu, sans doute le mérpiseraient-ils pour suivre les mouvement d'un bel athlète. Tu l'as certainement remarqué, Eryximaque, le vêtement dégage de l'homme et offre presque seule à la lumière la partie qui pense et qui exprime la pensée. Des grands hommes, nous ne connaissons que le front, les yeux, la bouche, et je parle même de ceux qui par la fatigue de leur crps ont conquis des royaumes. A mesure que la force cède aux puissances de l'esprit, nous voyons les étoffes recouvrir cette chair secondaire et seule demeure une tête que l'assentiment des hommes tient heureusement pour noble.

Eryximaque : Les dangers que tu redoutes me semblent, sinon tout chimériques, du moins poussés à l'excès par l'entrainement de ton discours. Si les Grecs, et même des peuples plus rudes, accordent à la tête une prééminence qui pourrait quelque jour devenir excessive, ce n'est point parce que le corps disparaît sous des voiles, c'est parce que la tête parle, même dans le silence de la voix. Et j'entends bien que le corps dispose aussi d'un langage, ainsi qu'il de voit par les danseurs. Mais ce langage, tout poétique, communique des états de l'âme, éveille des sentiments, suggère au hasard des images plutôt qu'il ne propose des idées. Il ajoute à nos délices, il ne sert pas à nos travaux.
La tête, maîtresse du langage articulé, a seule le pouvoir de transmettre vite et clairement ces idées, figures des choses absentes, équivalences commodes de l'univers. Les mots, esclaves prompts, sinon très fidèles, lient les volontés, ordonnent les cités, bâtissent les maisons, manient les armées, enseignent les peuples, multiplient la force d'un sage par le grand nombre des bras et remportent mille victoires sur ce fléau de l'homme : l'oubli.

Asclépiade : Ce que tu expliques avec éloquence me semble se résumer dans cette proposition : le verbe est la seule expression de l'intelligence.

Eryximaque : Tu dis bien, et la tête est la source du verbe d'où il suit que ton visage, même silencieux, même si d'aventure tu parvenais à suspendre ces muettes contractions des lèvres, ces éclairs des yeux, ces frémissements du nez et des joues qui sont comme la suite et le prolongement des paroles, ton visage, même devenu stupide et fît-il posé sur le corps nu de Pâris, appellerait encore la préférence de nos regards. Ce n'est pas parce qu'il est seul nu qu'il règne, c'est parce qu'il règne que nous le laissons nu et vêtons le corps. Mais un visage couvert ne cesserait pas de régner sur un corps nu.

Asclépiade : A l'inverse, Eryximaque, songe à tout ce dont nous prive un corps vêtu et partant négligé. Ses disgrâces dissimulées, ventre lourd, membres débiles, nous semblent plus facilement supportables. La paresse, fille de l'impotence, ajoute à l'impotence qui engendre la difformité. Nous tendons à devenir de pures intelligences immobiles. Et notre peau craintive oublie les rayons et le vent. Ainsi perdons-nous deux vertus, le mouvement et le tact, par quoi les animaux eux-mêmes acquièrent une sorte de science et goûtent cent sortes de plaisirs. Cet âge d'or que tous les mortels regrettent, sais-tu comme je l'imagine ?

Eryximaque : Non, mais je vais l'apprendre, s'il te plait.

Asclépiade : Eh bien, garde-toi de croire que ces délices des premiers temps naissaient de la profusion des richesses et de désirs sans fin indéfiniment comblés ou d'une curiosité toujours renaissante rt satisfaite..L'homme vivait alors dans cette union parfaite avec la nature qui donne la paix de l'âme. Libre d'inquiétude  et pauvre de savoir, sans désir, sans orgueil, sans curiosité, sans passion : il jouissait naïvement des fruits de la terre, du soleil, de l'air, de l'eau, de sa vie même enfin, mêlée à la vie universelle. Il n'avait pas encore entrepris de d'isoler par des vêtements, par des murs, et de corriger l'ordre du monde suivant l'ordre de son esprit. Il demeurait heureusement dépourvu de cette connaissance et de cette puissance dont nous sommes tout fiers et tout meurtris.

Eryximaque : Tu me laisses, Asclépiade, incertain du vrai et du faux. Comment trancher, avant que le soleil décline, un problème si difficile ? Pour moi, je renonce à savoir s'il convient que les hommes s'exposent à souffrir pour s'égaler aux dieux ou retrouvent le secret de la félicité innocente des bêtes. Je vais au bain.

Asclépiade : C'est me répondre par un acte.

Eryximaque : Non, car les dieux se baignent aussi souvent que les bêtes. Viens-tu ?

Asclépiade : Je te suis.

Paul Creyssel

 

 

 

 

Rédigé par HODIE

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